Aux Gloires Passées

Silius se tenait difficilement debout, une brindille sèche au bord du précipice. Il avait vécu une vie remplie d'aventures incroyables, rencontré des Orcs magiciens ayant une fâcheuse tendance à vouloir grimper aux arbres, des Impériaux et des Elfes sombres au passé trouble, de terribles loup-garou hurlant à la lune, d'effroyables vampires et même deux colossaux lutteurs qui se livraient un éternel combat à mort.

Il tira une bouffée de sa pipe et toussa longuement, les poumons fatigués par des années de labeur. En y repensant sa vie aurait été bien différente s'il avait décidé de rester à Skingrad, à élever les moutons de son père. Le vieil illusionniste aurait peut-être rencontré une femme, l'aurait mariée et aurait eu des enfants. Silius repensa avec aigreur à ses années passées dans les bras de prostituées qu'il payait pour simplement dormir à côté d'une autre personne. Combien de villes avait-il visité, combien de tombes avait-il pillées, combien de grottes caverneuses avait-il arpentées ?

En cet après-midi pluvieux, durant lequel les enfants du village ne venaient pas l'ennuyer pour qu'il leur joue des tours, Silius était maussade. Il avait l'impression qu'il lui restait, après tant d'années, une dernière aventure à vivre. Le souvenir d'une grande amie lui revint en tête, comme si elle avait toujours été là.

"Latifa, où es tu désormais ?"

Penser à son amie Rougegarde lui faisait mal au cœur. Il ne l'avait pas vue depuis tant d'années qu'il n'était pas certain qu'elle soit encore en vie. Après tout Latifa avait l'habitude de se jeter dans des situations risquées, parfois sans réfléchir. Une idée lui vint en tête. Il se leva dans une symphonie de grognements et se mit à chercher frénétiquement dans ses nombreux coffres.

"Je sais qu'il est quelque part ici !" grommela-t-il dans sa longue barbe grise.

Silius passa un long moment à chercher, bougon. Finalement, dans un rugissement de plaisir, il retrouva l'objet de son désir.

"Voyons-voir si les runes fonctionnent encore..."

Le vieux mage répéta l'incantation et le parchemin émit une petite vibration, presque imperceptible.

"Victoire !"

Silius se redressa autant que son dos lui permit, puis lança le sort du parchemin.

"Latifa."

Rien ne se passa.

"Latifa !"

Toujours rien.

"LA-TI-FA !"

Le parchemin se mit soudainement à vibrer, une aura étrange en émanant. Les runes changèrent de place dans un ballet frénétique, puis finirent par former une image. La Rougegarde était vivante, mais rien n'était clair autour d'elle.

"Latifa..."

L'émotion envahit le vieillard, qui fit tomber le parchemin au sol. Alors que son regard quittait l'objet, l'image devenait de plus en plus nette...

Le soleil jetait ses premières lueurs sur Hegathe. Une ligne rouge brillait sur le haut des murailles et sur les toits plats des maisons carrées. La silhouette sombre des palmiers et des acacias découpait l’horizon rose et indigo d’un ciel d’hiver. Malgré la fraîcheur du vent, l’air était doux. Partout, des odeurs d’épices et de fleur d’oranger embaumaient. La mer était calme ; à l’ouest, les deux lunes sombraient doucement dans la profondeur des eaux noires. La caresse des vagues sur la roche brune des falaises était presque inaudible.

Depuis les portes du désert jusqu’aux quais, des marchands déballaient leurs tentes, qu’ils amenaient à dos de dromadaire. Les cris des perroquets montaient entre les murs blancs, et les imgakins, sortant par petits groupes de leurs nids, descendaient des arbres les plus hauts pour venir fouiller le sol poussiéreux. De loin en loin, des fumées odorantes sortaient lentement des cheminées. La ville s’éveillait dans un murmure.

Latifa, depuis son balcon, regardait tout cela, le menton posé dans la main. Lorsque le salaire était bon, elle prenait plaisir à dormir dans les chambres les plus luxueuses. Elle se gorgeait de vin, de viande, et de sucrelune ; des catins l’accompagnaient souvent, et elles se livraient ensemble à de longues orgies jusqu’à l’aube. Mais cette nuit-là, par extravagance ou par caprice, la Rougegarde avait laissé un contrebandier d’Anvil partager sa couche – il avait repris le large avant le lever du soleil, et elle s’était réveillée seule.

Ses yeux fauves suivaient tour à tour les gardes qui passaient sous les arcs sculptés, les enfants qui courraient en portant à deux bras des paniers d’osier qu’ils posaient sur leur tête, et toute cette multitude de mages, de mercenaires, et de travailleurs qui devenait un peu plus nombreuse dans les rues.

Une solitude pesait sur elle ; elle soupira. L’ennui l’amena malgré elle vers un sentiment de nostalgie. Elle songea à toutes ses aventures passées. C’était, pensa-t-elle, une belle époque. Baissant les paupières pour mieux se projeter dans ses souvenirs, elle se figurait tour à tour son parcours à travers Morrowind, et toutes ses étranges escapades Cyrodiiléennes. Bien qu’elle fût une femme solitaire, des visages, des paroles lui manquèrent tout à coup. C’était le vieux mage de Skingrad, Silius, qu’elle regrettait le plus. Elle se dit, comme pour se réconforter, qu’il devait maintenant vivre une vie paisible. Les années avaient creusé un fossé entre tous ces vagabonds, et aussi comme un trou dans son être qu’elle ne s’expliquait pas. Latifa se languissait d’eux, et elle souhaita que, par un hasard, ils se retrouvent tous un jour.

Une cloche sonna le départ d’un navire marchand plus loin ; elle releva la tête. Plus tard dans la matinée, elle escorterait de jeunes étudiants de la guilde des mages dans quelque tombeau, loin dans le désert. Cette pensée dépitait la mercenaire, aussi prenait-elle le temps d’apprécier ses errances imaginaires. Avec un sourire pudique, elle s’inventait de bêtes histoires où ses anciens compagnons la rejoignaient.

Soudain, une vibration secoua l’air sur sa gauche. Une force invisible s’agitait en prenant une teinte bleuâtre. Effrayée par le sort, elle voulut se replier dans la chambre pour préparer une attaque, mais un visage lui apparut.

« LaAa-tTiII-FfAaAaa »

La bouche se contorsionnait de façon grotesque. La Rougegarde plissa les yeux ; les vibrations devenant moins intenses, elle distinguait désormais une barbe grise, et deux pupilles qui la regardaient fixement.

- Silius ? C’est toi ?!

Malgré sa terreur, elle ne put retenir le tremblement aigu de sa voix. Elle gardait malgré tout ses distances ; une coïncidence si bienvenue lui semblait improbable. Sans qu’elle s’en rende compte, son visage s’était toutefois illuminé, et elle souriait de toutes ses dents.

Le vieux mage n'arrivait pas à y croire. Après tant d'années revoir le visage de son amie apportait tout un lot d'émotions, sur lesquels il n'exerçait aucun contrôle. Il était comme figé devant le parchemin qui montrait la Rougegarde, certes plus marquée par le temps mais qui gardait son feu d'antan. Silius n'arrivait pas à y croire. S'il avait hésité toutes ces années à renouer le contact, c'était justement par peur de retrouver lui aussi le feu qui l'animait dans sa jeunesse. Son esprit avait la bougeotte, son corps ne pouvait plus se le permettre.

Ou peut-être une dernière fois.

Le doute qui s'emparait de lui resserra son emprise de plus belle en entendant la voix de Latifa. Une voix comme sortie d'outre-tombe, un effet secondaire du sort.

"Latifa... Oh je dois avoir l'air si vieux maintenant et regarde-toi ! Toujours aussi fière et indomptable !"

La gorge de l'Impérial se noua. La pluie s'était calmée et laissait place à de timides rayons de soleil, qui éclairaient la poussière tombant sur les lattes du plancher. Toute la pièce était silencieuse et comme happée par l'attente d'une réponse.

- Ha ! Le temps n’en fera rien ! Nous sommes plus beaux que jamais.

Latifa gonflait la poitrine d’orgueil pour se donner une allure fière et amuser le visage trouble qui la regardait derrière le voile magique. Bien qu’elle sentit le poids des années peser sur le visage de Silius, elle aperçut la même lueur de malice dans son regard qu'avant, ce qui l’attendrit beaucoup. Mais la vieillesse du mage la renvoya à elle-même et elle se demanda si, après tout ce temps, elle avait réellement changé. La Rougegarde leva les sourcils d’un air plein de dérision et se mit à rire en croisant les bras.

- Je pensais à toi, avoua-t-elle en baissant les yeux, c’est curieux. J’ai souvent hésité à venir te chercher – et les autres, aussi.

Tandis qu’elle expliquait cela, elle se retira vers la pièce sombre derrière elle. Attendant sur un meuble vernis, une corbeille d’airain présentait toutes sortes de fruits sucrés comme on en trouve dans les régions les plus douces de Lenclume. Latifa saisit une sorte de pêche, comme par mégarde, et la croqua avant de la jeter dans la projection où Silius se trouvait. Le fruit la traversa en formant des vagues sur sa surface, puis retomba dans la rue plus loin. On entendit un rugissement d’insultes en contrebas.

- C’est quel genre de sort ?

Une crainte diluait son enthousiasme. Derrière son sourire, la mercenaire cachait de profonds doutes. Afin d’avoir la certitude qu’elle n’était pas la cible de quelque piège, elle voulut tester Silius.

- … Et où est Augusta ?

Silius se tritura les méninges, chercha désespérément mais il ne put se rappeler d'Augusta. Des larmes manquèrent lui monter aux yeux quand il se rendit compte qu'il avait tant oublié.

"Je suis désolé mon amie. Je... me fait vieux et ma mémoire n'est plus ce qu'elle était."

L'Impérial prit quelques secondes pour digérer cette dernière phrase et revint à la conversation comme s'il l'avait oubliée.

"Le sort va se dissiper très rapidement, c'est un sortilège d'altération qu'un bon ami de l'académie m'a donné. Très dur à lancer et vraiment peu pratique. D'ailleurs il faudra t'écarter quand le sortilège se terminera, le parchemin a une fâcheuse tendance à s'aspirer jusqu'à disparaître. Tu ne veux pas perdre de bras comme ça..."

Le vieux mage cherchait encore à se rappeler d'Augusta, une expression de doute sur son visage. Une ombre passa devant la fenêtre; maintenant que la pluie s'était arrêtée les visiteurs habituels commençaient à retrouver le goût de venir l'ennuyer.

"Je suis revenu vivre en Cyrodiil. Aleswel n'est pas le plus beau des villages, ni le plus intéressant, mais je m'y sens chez moi. Je sers de sorcier aux habitants, je les soigne de leurs maux et en échange ils me donnent de quoi manger et vivre. Tu serais étonné de voir tout ce que j'ai, je ne manque de rien!"